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  • Photo du rédacteurVincent Thibault

Les quatre vérités des nobles

Dernière mise à jour : 29 août 2022

Note : Ce qui suit est la transcription légèrement remaniée d’une causerie offerte le 5 mai 2021 dans le cadre d’une série de rencontres hebdomadaires proposant une introduction à la philosophie et à la pratique du bouddhisme tibétain. Les rencontres commencent généralement par un bref entraînement au calme mental (shamatha), et se concluent le plus souvent par une contemplation thématique (par exemple, sur les « quatre pensées qui tournent l’esprit vers le Dharma » ou sur les « quatre illimités »). La Relaxation de l’esprit de Dza Kilung Rinpoché et L’Art de la méditation de Matthieu Ricard constituent de bonnes introductions à ces pratiques méditatives.

 

Bienvenue. Merci d’être là.


Nous ferons aujourd’hui un survol de ce qu’on nomme généralement « les quatre nobles vérités ». Elles constituent le premier enseignement du Bouddha, et jettent les fondements de la philosophie et de la pratique bouddhistes. C’est donc fondamental pour comprendre le Dharma. Ces quatre vérités sont incroyablement vastes et profondes; le but, aujourd’hui, n’est donc pas d’en saisir toutes les nuances et toutes les implications, mais simplement de se donner quelques repères, un cadre auquel nous référer par la suite.


C’est un sujet délicat – la première vérité, en particulier, n’est pas facile à aborder, à entendre, à contempler. On fait preuve de déni; ça nous chatouille; en tout cas, rarement reste-t-on complètement indifférent. Mais rappelez-vous : le Bouddha n’est jamais cruel. C’est-à-dire que son objectif est de nous encourager à nous ouvrir, et de nous permettre de nous éveiller en cultivant davantage de sagesse et de compassion. D’ailleurs, le Bouddha et les maîtres qui l’ont suivi ont régulièrement parlé de la nature de bouddha et de ce qu’on pourrait appeler la bonté fondamentale. Ils ont enseigné que tous les êtres, sans exception, ont cette nature. Ça inclut les insectes. Tous les êtres vivants, à partir du moment où ils ont une conscience et sont donc capables de faire l’expérience de la souffrance et du bonheur – ou d’une forme quelconque de souffrance et de bonheur –, ont cette nature de bouddha, c’est-à-dire qu’ils ont en eux la possibilité de s’éveiller, et de s’extirper de ce qu’on appelle traditionnellement l’existence samsarique. Tous les êtres peuvent s’affranchir de l’illusion. C’est une possibilité.


Certes, c’est difficilement envisageable pour les animaux, parce qu’ils ne peuvent pas comprendre les enseignements qu’on leur transmet. Il n’en reste pas moins qu’il y a ici un message indéniablement optimiste : c’est un point de vue selon lequel nous sommes tous fondamentalement égaux dans notre droit d’aspirer à l’éveil. Et donc parfois, quand on a l’impression de ne pas être à la hauteur – dans notre vie en général, ou quand on aborde des enseignements qui nous semblent compliqués –, c’est sain de revenir à cette idée et de s’encourager.


Quoi qu’il en soit, après son éveil, le Bouddha a revu certains de ses anciens confrères, des amis avec qui il avait jadis pratiqué, et il leur a transmis son premier enseignement dit des « quatre nobles vérités ». Le traducteur et enseignant Philippe Cornu note qu’une traduction plus adéquate serait en fait « les quatre vérités des nobles », ou « les quatre vérités des êtres nobles ». Ce ne sont pas les vérités en soi qui sont nobles – pensons par exemple à la vérité de la souffrance –, mais ce sont des vérités qui, quand elles sont comprises et mises en pratique, mènent à un état de noblesse, qui est celui de l’éveil spirituel.



La vérité sur la souffrance


La première vérité, c’est la vérité de la souffrance. C’est le diagnostic de notre mal-être. C’est une constatation troublante… Mais force est d’admettre qu’il y a énormément de souffrance dans notre vie; que si pour l’instant nous profitons de circonstances plaisantes, rien ne nous garantit qu’elles vont durer; et qu’il y a beaucoup de souffrances autour de nous.


Le Bouddha, contrairement à ce qu’on pense parfois, n’a pas dit « tout est souffrance »; il n’aurait pas exactement employé ces mots. Cependant, il signifiait que toute existence non éveillée, toute existence encore guidée par des réflexes égocentriques, toute existence qui a encore des illusions sur le fonctionnement du monde et sur la nature de l’esprit, est inévitablement empreinte de douleur et vouée à l’insatisfaction.


Cette première vérité nous invite donc à contempler ce qu’il en est vraiment, dans notre vie, de cette souffrance. Parfois, on pense être tout seul à avoir des problèmes; ce n’est clairement pas le cas!


Ce mal-être fondamental se manifeste de toutes sortes de façons. Une énumération classique dit que :

  • La naissance est souffrance. (Elle sert de support à toutes les autres, indirectement; et la chose est raide pour le nouveau-né comme pour la maman.)

  • La vieillesse est souffrance. (Pensons au déclin de nos facultés, par exemple; au fait de voir nos amis vieillir et mourir; à la mémoire qui fait défaut; au corps qui se dégrade; à la constatation qu’il nous reste de moins en moins de temps).

  • La maladie est souffrance.

  • La mort est souffrance.

  • Être uni à ce qu’on n’aime pas est souffrance. (Vous conviendrez que ça arrive souvent, à différents degrés!)

  • Être séparé de ce qu’on aime est souffrance. (C’est pour ainsi dire le pendant du point précédent).

  • Ne pas obtenir ce qu’on désire est souffrance.

Enfin, il y a un terme plus technique que nous n’avons pas le temps d’expliquer de fond en comble aujourd’hui, mais qui mérite tout de même d’être mentionné : c’est la souffrance qui relève de la turbulence liée aux agrégats, ou des difficultés inhérentes à la compréhension qu’on a actuellement des agrégats. « Agrégats », ou skandha en sanskrit, est un terme qui englobe toutes nos composantes psycho-physiques – les éléments constitutifs de nos expériences. L’idée que l’on se fait de notre personne, pour l’instant, est très figée; nous sommes pourtant constitués de composantes qui interagissent, et il s’ensuit inévitablement une sorte de friction, ou des manifestations qui nous semblent déplaisantes, et la façon dont on réagit à cette situation sème en nous davantage de confusion.


En passant, je vous rappelle qu’il est normal, au début, de galérer un peu avec la terminologie. Donc, tout ce qui vous semble mystérieux pour l’instant, laissez-le percoler en arrière-plan, et ça finira par s’éclaircir au fil des semaines. Soyons simplement curieux, sans perdre notre enthousiasme.


Quoi qu’il en soit, une autre façon de se pencher sur la première vérité des nobles, c’est de contempler trois types de souffrances.


La première catégorie peut se traduire par la « souffrance de la souffrance ». C’est une curieuse expression, mais qui englobe la souffrance évidente, tangible. Ça inclut la douleur liée à la vieillesse, à la maladie, à la mort, à la naissance, au fait d’être uni à ce qu’on redoute. Ces douleurs et chagrins ont également tendance à s’accumuler.


La deuxième des trois grandes catégories de souffrance, c’est la « souffrance du changement » : elle inclut, par exemple, le fait d’être séparé de ce qu’on aime. Cette souffrance est liée au fait que tout dans le monde est transitoire. Vous entendrez souvent le mot « impermanence » : les choses ne durent pas. Il y a des choses qui se ressemblent, des phénomènes apparentés; il y a des choses qui semblent durer; mais en vérité elles sont constamment en train de changer, comme on peut s’en rendre compte si on étudie n’importe quel objet qui nous entoure. Une simple table en bois, sur le plan atomique, implique énormément de mouvement; elle fait aussi l’objet d’une forme de décomposition extrêmement subtile… Donc, en somme, les phénomènes qui nous entourent changent, et nous aussi. Et quand ces phénomènes viennent à changer, nous souffrons. C’est-à-dire que nous souffrons du fait de notre manque de souplesse et de sagesse. On a la mémoire courte : que les phénomènes soient impermanents nous semble être la chose la plus banale du monde, est pourtant on est toujours un peu surpris quand on remarque une rayure sur notre voiture, quand on perd notre travail, quand on apprend qu’on est malade, quand un de nos amis meurt, quand l’orientation politique d’un pays change suite à des élections… On est tous un peu sous le choc, alors que ces changements sont parfaitement normaux. Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient toujours souhaitables – tout ce que nous disons ici est que l’impermanence est dans la nature des phénomènes composés.


Le troisième type de souffrance pourrait s’appeler la « souffrance en formation », et évoque une sorte de souffrance existentielle. C’est la nature insatisfaisante d’une existence qui dépend de toutes sortes de conditions qui sont elles-mêmes changeantes. C’est cette impression d’imperfection ou d’inachèvement qu’on éprouve parfois à l’intérieur de soi. C’est aussi le sentiment de frustration qui découle d’une bonne partie de nos activités ordinaires : nous sommes constamment comme un petit hamster dans sa roue, en train de chercher des solutions à nos problèmes, avec l’impression que ça ne fonctionne jamais tout à fait, ou qu’il manque toujours une pièce du puzzle… Si ça vous est déjà arrivé, vous n’êtes pas des extraterrestres; il n’y a rien de rare là-dedans. Mais on a l’impression qu’on est différent, et on s’attache à l’espoir qu’on va finir par trouver la réponse. Cette insatisfaction inhérente est ce qu’on pourrait appeler la souffrance existentielle.


En méditant, on découvre éventuellement une grande liberté, une grande joie; mais quand on débute et qu’on tourne notre regard vers l’intérieur, on réalise que notre esprit est constamment en train d’essayer de s’attacher à quelque chose; il souffre d’une sorte de mal-être et veut réifier ou cristalliser son monde; il veut absolument des repères… Il y a beaucoup d’agitation en nous, et on pourrait dire que cette agitation subtile, qui passe souvent sous le radar, est liée à ce troisième type de souffrance.


Contempler ces catégories de souffrance nous montre que même lorsque les choses semblent bien aller, le scénario le plus probable est que ça soit impermanent et illusoire. Comme on le verra, ça ne veut pas dire qu’on n’a pas le droit d’éprouver de la joie ou d’apprécier notre vie. Simplement, la façon de véritablement vivre une vie riche de sens pourrait être bien différente de nos tactiques usuelles. Osciller entre l’espoir et la crainte, l’euphorie et la dépression, ne procure en fait aucun répit; l’indifférence ou l’apathie ne constituent pas non plus des états satisfaisants.


Dans tous les cas, pour nous rappeler les pièges du samsara, le maître contemporain Dzigar Kongtrul Rinpoche utilise souvent l’image classique d’une abeille enfermée dans un pot de verre : l’abeille reste parfois au fond, et parfois elle s’élève tout en haut – même elle n’en reste pas moins enfermée dans le bocal.



La vérité sur l’origine de la souffrance


Bon. S’il y avait que la première vérité, étudier le Dharma ne serait pas très réjouissant, n’est-ce pas? Mais persévérons. La deuxième vérité est celle de l’origine de la souffrance. Il y a déjà une progression dans notre compréhension.


L’origine de la souffrance a été définie par le Bouddha, mais ce n’est pas que sa vision; vous ferez vos propres investigations au fil des mois et années et verrez la justesse de ses enseignements. Au début, il n’est pas toujours évident de comprendre ce que ces vérités impliquent, et c’est pourquoi il est important de les ramener à notre propre expérience.


Quoi qu’il en soit, un mot revient souvent dans les textes traditionnels qui traitent de l’origine de la souffrance, et c’est le mot « soif ». Il y a différentes formes de soif – on parle parfois de soif de plaisirs des sens, soif d’existence, soif de non-existence… Mais j’aimerais d’emblée clarifier certaines méprises qui font souvent surface quand on commence à s’intéresser au bouddhisme.


La première : on entend parfois dire que le bouddhisme propose d’éradiquer toute forme de désir; ce serait, pensent certains, ce à quoi se résumerait le bouddhisme. Évidemment, c’est une vision qui manque de nuances. Un exemple éloquent : il y a des souhaits ou des aspirations dans le bouddhisme, et on pourrait considérer que ce sont là des formes de désirs – il ne s’agit pas de désirs égocentrés, mais tout de même. Le souhait d’atteindre l’éveil pour le bien des autres, ou de mener tous les êtres à l’éveil, c’est un vœu que font les bodhisattvas : on pourrait dire de cette aspiration que c’est une sorte de « désir », et pourtant, c’est très noble; c’est beau, c’est positif et ça nous rapproche de l’éveil. Donc l’idée n’est pas de simplifier à l’extrême et de dire que le bouddhisme se résume à l’éradication de tous les désirs; ou du moins devrions-nous expliquer que notre compréhension habituelle du désir est inévitablement égocentrée, ce qui est franchement problématique. On ne peut s’empêcher alors de se poser la question, que serait le « désir » s’il était dénué de toute illusion, de tout ego et de toute tendance à se chérir soi-même plus qu’autrui? Intéressant, n’est-ce pas?


Une méprise corolaire a trait au plaisir. On peut avoir du plaisir. On peut se nourrir, prendre soin de son corps; il n’y a là aucun problème. L’enseignement ne dit pas qu’il faut se mortifier ou renoncer à toute forme de bien-être; d’ailleurs, c’est un chemin qui contient beaucoup de joie. Mais il y a une nuance importante : l’idée n’est pas d’arrêter de s’hydrater; c’est d’arrêter de s’abreuver à de l’eau salée en pensant qu’elle procurera une satisfaction durable.


Donc quand on parle de « soif », dans le contexte de l’origine de la souffrance, on parle d’une soif qui relève d’une forme d’ignorance fondamentale. Non pas fondamentale au sens d’inhérente : on peut bel et bien dissiper cette ignorance. C’est le principe de l’éveil : si cette confusion faisait partie intégrante de notre être, on serait fichus, il n’y aurait pas moyen de faire de progrès. Il n’en reste pas moins que cette ignorance est toujours présente dans l’existence non éveillée.


On part de l’idée qu’on a un « moi » permanent, unitaire, autonome, indépendant, comme une petite case bien délimitée, bien précise; cet ego présumé ne serait pas fait de parties qui bougent constamment, mais constituerait un tout, une entité parfaitement stable. Évidemment, c’est une illusion. Même l’expérience quotidienne la dément constamment : on sait bien qu’on n’est pas un gros bloc indissoluble, qu’on apprend des choses au cours d’une vie, et qu’on change sans arrêt. Parfois, on est bougon le matin et de bonne humeur le soir; parfois, c’est l’inverse. Quelques secondes de réflexion suffisent pour reconnaître que notre personne n’est pas un bloc immuable. Mais on garde tout de même cette illusion subtile, et c’est très fort. Et on a le même genre de confusion envers les phénomènes extérieurs. C’est-à-dire qu’on les cristallise très vite, on les catalogue en les mettant tout de suite dans des petites cases, et les phénomènes nous semblent indépendants, autonomes, comme s’ils n’interagissaient pas entre eux. Quand on voit une personne commettre un acte répréhensible, c’est comme si cette personne se suffisait à elle-même, alors qu’en vérité il y a des tas de causes et conditions, toute une histoire derrière; mais on ne veut pas nécessairement le voir, ou on l’oublie facilement. Évidemment, l’idée ici n’est pas d’enlever aux coquins la responsabilité de leurs actes.


Je simplifie; mais c’est ce qu’on fait : dans notre confusion, on simplifie à l’extrême.


Si cette causerie vous semble ardue, encouragez-vous : l’enseignement bouddhiste n’est pas que philosophique. Au contraire, il est avant tout pratique.


N’empêche, il me faut encore ajouter une nuance, à propos de ce « moi ». On ne dit pas que toute conception du soi est erronée. Si je dis, « Annie, Pascale », vous vous retournez : évidemment qu’on peut avoir une certaine identité. Personne ne vous propose de devenir psychotique, sans aucune référence et sans aucune forme de personnalité. L’idée, c’est de dissiper la confusion qui n’a pas lieu d’être. Or, qu’est-ce qui se passe, quand on s’attache à la conception d’un ego figé? Dès qu’on entre en relation avec le moindre phénomène, quel qu’il soit, il y a trois scénarios possibles. Soit la chose nous plaît; elle semble convenir à notre conception du moi ou renforce l’idée qu’on se fait de soi-même : c’est l’attachement, l’attraction. Soit la chose nous déplaît ou semble nous menacer : c’est le rejet, l’aversion, l’agressivité, la haine et toutes leurs variantes. Soit il y a une forme d’indifférence, une indifférence qui n’est pas tout à fait impartiale et juste, mais inerte – une forme d’apathie, ou parfois carrément une forme de stupidité.


Ces trois réactions de base – attachement, aversion, ignorance – motivent nos actions, nos choix quotidiens, nos paroles, les façons dont on se comporte avec autrui. Et tout ça nous enchaîne d’autant plus à ce qu’on nomme le samsara.


Donc, pour résumer, au fil des mois, en approfondissant ces sujets, en étant patients et en faisant preuve de bienveillance envers vous-mêmes, vous verrez que l’origine de la souffrance, c’est essentiellement deux choses : les émotions – particulièrement les émotions très fortes, ou contreproductives – qui s’appuient sur l’ignorance et relèvent d’un manque de sagesse et de clarté, et les actions qui s’ensuivent.


Plus on procède de la sorte, plus on congèle le monde, plus il y a un sentiment de claustrophobie, et plus on entre en réaction inadéquate avec le monde et les phénomènes qui nous entourent. Le hic, c’est qu’on est alors constamment projeté dans de nouvelles situations, qui elles aussi sont empreintes de souffrance. Prenons un exemple simple : je m’engueule avec mon voisin. Ce n’est pas arrivé, ce n’est que pour l’exemple! Il fait quelque chose qui me déplaît, je lui fais savoir sans mâcher mes mots : soudainement, en réagissant sous l’emprise de la colère, je crée tout de suite une autre expérience. Je me suis moi-même projeté dans une nouvelle situation – métaphoriquement parlant, c’est une « renaissance » dans une situation empreinte de l’énergie de la colère et risquant d’entretenir d’autres insatisfactions. Et ça risque de tourner encore et encore. C’est un exemple trivial, mais on fait constamment ça, à toutes les échelles.


Nous vivons aussi sous une forme de dictature de la nouveauté. Si vous vous êtes déjà retrouvés à faire défiler Facebook pendant un moment avant de vous dire, « tiens, ça fait 10 minutes que je ne vois rien de vraiment nourrissant, mais je continue », vous comprenez bien le principe. Le problème, ce n’est pas les objets en tant que tels, mais notre compulsion et nos désirs égocentrés. J’ai aussi entendu Kilung Rinpoche donner une autre analogie, récemment. C’était dans un autre contexte – il parlait de la méditation et de notre relation aux pensées et distractions –, mais je pense que l’analogie s’applique aussi à notre vie en général. Il donnait l’exemple d’un singe dans un arbre fruitier; le singe grimpe et aperçoit un beau fruit juteux. Il cueille le fruit, commence à le sentir, il le lèche un peu, il est tout excité… et soudainement, il voit un autre fruit sur un autre branche, et il se dit, « ah! celui-là a vraiment l’air délicieux! » Il abandonne le premier fruit et va chercher le second; et il refait constamment la même chose, sans jamais profiter du jus du fruit et des bonnes vitamines qu’il contient. Nous nous conduisions sans cesse de la sorte.


Bon. Toute cette souffrance… On fait quoi, avec ça?



La vérité de la cessation de la souffrance


Pour rappel, la première vérité, c’est la vérité de la souffrance, omniprésente dans nos vies; elle se manifeste de différentes façons, y compris dans le déni de la souffrance. La deuxième vérité expose l’origine de la souffrance, dont nous avons parlé dans les grandes lignes. Mais la troisième vérité, c’est la vérité de la cessation de la souffrance. Le chemin bouddhiste est basé sur cette vérité. N’allons pas imaginer qu’on broie du noir, qu’on ne fait que contempler tout ce qui cloche dans notre vie et qu’on en reste là! Sinon, on se demanderait pourquoi le Dalaï-Lama sourit tout le temps et pourquoi tous ces maîtres ont l’air si libres… Il manquerait un maillon quelque part.


Pour simplifier, on pourrait dire que la troisième vérité est la compréhension que la cessation de la souffrance est bel et bien possible. Grosso modo, c’est un principe de causalité : quand on abandonne la cause, l’effet ne se produit plus. Donc en remédiant à l’ignorance – à la confusion de base – et aux émotions conflictuelles qui alimentent les actions et réactions inadéquates, on peut remédier à tout le reste, à toute cette souffrance. Dzigar Kongtrul Rinpoche emploie parfois en anglais une expression intéressante, deep mental fog – une sorte de brouillard mental profond, dont on ne se rend même plus compte, mais qui demeure toujours comme en arrière-plan et dont les émotions douloureuses sont pour ainsi dire des produits dérivés. On peut dissiper ce brouillard et toute la souffrance qui s’y rattache.



La vérité du chemin qui mène à la cessation


Et comment fait-on? C’est toute la question, n’est-ce pas? Eh bien, c’est la quatrième vérité : la vérité du chemin qui mène à la cessation.


En gros, c’est l’enseignement du Bouddha. Mais ça réfère aussi à quelque chose de bien précis, sans quoi on s’en irait n’importe où en prenant un peu de spiritualité à gauche, un peu de spiritualité à droite; on se ferait un patchwork, en croisant les doigts pour que ça fonctionne… Certes, le Bouddha a enseigné d’innombrables méthodes : nous avons tous une histoire, une personnalité, une énergie, des névroses, des capacités et des aspirations particulières, et il serait absurde de prétendre qu’il n’y a qu’une seule et unique façon de cheminer vers l’éveil. De fait, le Dharma est extraordinairement vaste et souple. Il n’en reste pas moins qu’il y a certains chevauchements, certains éléments fondamentaux qui permettent de nous assurer que nous allons bel et bien dans la bonne direction, comme les « quatre sceaux du Dharma », dont nous reparlerons. Dans le contexte des quatre vérités des nobles, on parle souvent du sentier octuple, ou des huit branches de la voie. C’est d’ailleurs souvent une roue à huit branches qui symbolise l’enseignement du Bouddha.


Pourquoi est-ce important d’étudier ces enseignements? Pourquoi ne se contenterait-on pas d’observer notre respiration, par exemple? Bien sûr, observer le souffle, c’est très bien pour calmer son esprit; mais ce n’est pas tout. Si vous n’avez aucune forme de confusion, que vous vivez dans une clarté aimante et sans entrave, que vous n’éprouvez jamais la moindre réaction négative face au monde qui vous entoure, et que vous ne succombez pas non plus à l’indifférence – qui à mon avis est une forme de souffrance –, alors il est possible que vous n’ayez pas besoin de ce chemin… Mais si on veut aller plus loin que le simple ralentissement des pensées trépidantes, il faut se pencher sur le noble octuple sentier et le mettre en pratique.


Cette voie octuple est encourageante en ce qu’elle montre que la pratique, ce n’est pas seulement sur le coussin. Il n’y a pas que la pratique formelle, « je médite assis, le dos droit… ». Cet aspect est essentiel, mais la spiritualité ne se résume pas uniquement à ça.


Il y a différentes façons de classer ces huit aspects de la pratique. Je ne vais pas les commenter un par un, mais je vais tout de même les énumérer, pour la tradition. Ce sont :

  • la pensée juste (qui implique le renoncement, l’absence d’égoïsme, l’amour impartial);

  • la compréhension juste (la compréhension des quatre vérités s’acquiert au fil du temps);

  • la parole juste;

  • l’action juste;

  • les moyens d’existence justes;

  • l’effort juste;

  • l’attention juste;

  • la concentration juste.

Attention, ces huit éléments ne constituent pas un dogme figé. D’ailleurs, j’aime beaucoup ce mot, en français : juste. L’idée de justesse implique quelque chose qui est approprié aux circonstances – vos propres circonstances psychologiques, par exemple. Il y a donc moyen d’être créatif dans la pratique. « Créatif », ici, connote l’ouverture, l’authenticité, la souplesse et la bienveillance; il ne s’agit pas de céder aveuglément à nos petites manies ou de nous perdre dans nos fabrications mentales. Ce que je veux dire, c’est simplement qu’on n’a pas besoin d’être toujours aussi rigide et sérieux!


Pour aller plus loin, je vous conseille vivement d’écouter la conférence de Philippe Cornu sur le sujet. C’est intéressant et pédagogique. Mais pour résumer, ces huit branches s’articulent en trois plans. En sanscrit, shila, samadhi et prajna : la conduite éthique, le recueillement méditatif et la sagesse.


La conduite éthique, là encore, n’est pas un recueil d’absolus. Ce sont des suggestions. Le Bouddha et les maîtres qui l’ont suivi ont longuement contemplé les choses et en sont venus à la conclusion que certaines actions étaient plus susceptibles de contribuer à notre bonheur et à celui des autres. Par exemple, si, sous l’emprise de la colère, on met son poing dans la figure de quelqu’un, il y a plus de risques que ça crée de la souffrance que du bonheur – on s’entend là-dessus. Mais l’enseignement sur la conduite éthique est beaucoup plus riche; il contient des nuances très saines, surtout quand on considère que notre but n’est pas seulement d’atteindre un bonheur temporaire. Par ailleurs, on se rend compte que la conduite éthique influence notre méditation. Pour reprendre le même exemple, si je me suis engueulé avec mon voisin sous l’effet de la colère, que j’ai amplifié la situation en la ressassant, et que je vais ensuite m’asseoir pour méditer, je serai très agité; et si je n’arrive pas à apaiser mon esprit, l’aspect de sagesse ne va pas se manifester. La clarté et le discernement émergent difficilement quand on n’a pas un minimum de recueillement.


Vous voyez donc que ces trois piliers – shila, samadhi, prajna – entrent en synergie. On ne s’attache pas à un code d’éthique pour le code d’éthique en soi; ça ne ferait pas beaucoup de sens, du point de vue bouddhiste. L’idée n’est pas de se conformer aux opinions arbitraires d’une autorité extérieure, mais de tenir compte des circonstances et d’adopter un comportement qui tend à réduire la souffrance et contribue réellement à notre bonheur et à notre éveil et surtout à ceux d’autrui.


Ça fait beaucoup d’information; ça ne sera pas toujours comme ça, et j’aimerais au fil du temps qu’on mette plus d’accent sur la pratique. Mais l’idée, ici, est qu’il vient un moment où on réalise que notre rapport au monde est inadéquat. Quelque chose cloche; même si on éprouve de petits plaisirs ici et là, des satisfactions relatives, on constate qu’on est à côté de la plaque dans notre rapport fondamental à nous-mêmes et au monde qui nous entoure. Ou peut-être souhaite-t-on mieux s’aider soi-même et surtout mieux aider les autres – on voit de la souffrance dans le monde, qu’elle soit environnementale, sociale, politique, sanitaire, on veut faire notre part, mais on a de la difficulté à voir les choses clairement et à savoir quoi faire, et ça nous angoisse. Quand on fait ce constat, on cherche un chemin – un chemin fiable. Et au-delà de tous les termes qu’on a mentionnés, on pourrait dire que le chemin proposé par le Bouddha combine deux aspects : la bienveillance, ou l’amour, et la sagesse. Ces deux éléments doivent aller de pair. On dit traditionnellement qu’ils sont comme les ailes d’un oiseau : avec une seule aile, un oiseau ne va pas très loin. Beaucoup de gens ici sont très aimants… Or, on peut être rempli de tendresse, mais il faut aussi aller au-delà de la conception très limitée qu’on a de l’amour, et il faut combiner cet amour avec une vraie sagesse, un vrai discernement, une vraie clarté. Nous pouvons tous y parvenir.


Merci.


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